
HĂŽtel Brasilia
Fragments du roman
HĂŽtel Brasilia
de JoĂŁo Almino
Traduit du portugais (Brésil) par GeneviÚve LEIBRICH
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Petit garçon, je nâavais pas peur de rester Ă la maison seul avec la porte et les fenĂȘtres ouvertes, ni de me balader dans les environs, indiquant les hĂŽtels, magasins, bars et restaurants aux nouveaux arrivants. Jâemmenais avec moi mon fidĂšle Typhon, un bĂątard abandonnĂ© â blanc avec des taches noires, qui faisait la joie de notre bande de gamins â sur les avenues en terre battue, boueuses Ă cause des pluies, Ă©coutant la musique dure et rythmĂ©e des gĂ©nĂ©rateurs qui assuraient lâĂ©clairage en attendant que les travaux de construction de lâusine hydro-Ă©lectrique de Saia Velha soient terminĂ©s. Ici, un gĂ©nĂ©rateur puissant, lĂ -bas un autre faiblard, plus loin encore une maison Ă©clairĂ©e avec une lampe Ă pĂ©trole, une autre avec une lampe Ă gaz et de la sorte les couleurs des lampes peignaient les ombres tantĂŽt en bleu, tantĂŽt en diffĂ©rents tons de jaune, de blanc ou de gris.
Surtout les premiĂšres annĂ©es, comme il y avait peu dâĂ©difices et, par consĂ©quent, peu de lumiĂšres, qui sâallumaient seulement avec les gĂ©nĂ©rateurs pendant quelques heures, car en gĂ©nĂ©ral leurs propriĂ©taires les dĂ©branchaient avant dix heures du soir, et comme tous les bĂątiments ne possĂ©daient pas un gĂ©nĂ©rateur, le ciel Ă©tait un tapis dâĂ©toiles quand arrivait la nouvelle lune. Ne la montre pas du doigt, ça pourrait te donner des verrues, mâavertissait tante Francisca et elle me dĂ©signait alors les Trois Marie et la Croix du Sud.
Je me souviens des fois oĂč je marchais sur les avenues en fin de nuit, quand la Cidade Livre cessait de dormir et que ses boutiques restaient ouvertes afin de pouvoir fournir des marchandises Ă lâaube, Ă mesure que BrasĂlia se construisait Ă une cadence effrĂ©nĂ©e, et jâapercevais alors des joueurs de guitare ou de tam-tam dans les bars ou jâassistais mĂȘme Ă des sĂ©rĂ©nades devant des maisons, les nuits de pleine lune.
Parfois Typhon indiquait le chemin et je le suivais sur le champ de foire et les avenues, Ă©coutant les haut-parleurs annoncer des films ou des offres dâemploi, des musiques du Nord-Est et des sermons. Quand il Ă©tait trĂšs jeune, Typhon aimait rendre visite au cordonnier, seu Albuquerque de Pinho, parce quâil flairait le cuir des semelles, la colle, la teinture et la graisse, et beaucoup plus tard, au dĂ©but de 1959, il voulait invariablement entrer dans la boucherie Progresso, de seu George Reisman, ou dans la boucherie du Bon JĂ©sus, pour essayer de chiper un bout de viande.
Lâattraction principale de la ville, un motif dâorgueil pour moi, Ă©tait son apparence de Far-West, de ville de film amĂ©ricain qui, comme disait papa, nâexistait nulle part ailleurs au BrĂ©sil. Comme elle Ă©tait censĂ©e ĂȘtre provisoire et dĂ©truite quand BrasĂlia serait inaugurĂ©e, toutes les maisons et baraques, en gĂ©nĂ©ral couvertes de plaques en amiante, en zinc, en aluminium, ou de paille, devaient ĂȘtre construites en bois. Câest pourquoi il y avait des incendies qui se propageaient rapidement et que je voyais surgir aussi dans les champs, oĂč tous les ans la vĂ©gĂ©tation prenait soudain feu et avait ensuite du mal Ă reparaĂźtre, comme si elle avait honte et craignait de repousser.
Encore en 1957 papa mâavait inscrit dans une classe de trente-trois Ă©lĂšves Ă lâInstitut Batista, un bĂątiment avec des planches de bois latĂ©rales et un toit Ă deux pentes et une seule salle de classe, la premiĂšre Ă©cole privĂ©e de la Cidade Livre, mais ensuite il mâa transfĂ©rĂ© dans une Ă©cole publique et beaucoup plus grande, le Groupe Scolaire NumĂ©ro Un, ou GE-1, dans la partie rĂ©sidentielle et administrative qui, du fait que çâavait Ă©tĂ© le premier emplacement de la Novacap, avait fini par sâappeler Velhacap, oĂč Ă©tait situĂ© aussi le restaurant du SAPS approvisionnĂ© par tante Francisca ainsi que la garnison de la GP, la Garde PoliciĂšre de la Novacap, devenue ensuite la GEB, la redoutable Garde spĂ©ciale de BrasĂlia qui, dâaprĂšs une des versions, avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© responsable de la mort de Valdivino, si tant est que Valdivino soit effectivement mort.
Papa Ă©tait fier que lâĂ©cole soit un projet de lâarchitecte Oscar Niemeyer exĂ©cutĂ© en seulement vingt jours, une longue boĂźte Ă chaussures perchĂ©e sur des pilotis, inaugurĂ©e le 21 septembre 1957 par JK lui-mĂȘme, lequel un mois plus tard avait plantĂ© dans le jardin la Cabralea Cangerana, encore rachitique, que je vĂ©nĂ©rais comme si cet arbre Ă©tait un dieu dâune religion autochtone. Ă lâĂ©poque, je ne remarquais pas la misĂšre de ce jardin oĂč nous organisions nos fĂȘtes, peut-ĂȘtre parce que le soleil en avivait souvent les couleurs et Ă©gayait son maigre feuillage. Je mâĂ©veillais Ă six heures et demie du matin pour aller Ă lâĂ©cole, jâemportais avec moi mon sommeil et mon ignorance, et quand je nâĂ©tais pas rĂ©veillĂ© par les polissonneries auxquelles nous nous livrions, lançant en lâair des avions en papier ou nous passant mutuellement des dessins et des billets, je mâendormais sur mon pupitre au fond de la salle de classe jusquâau moment oĂč je rentrais chez moi Ă deux heures de lâaprĂšs-midi.
Je mâĂ©tais fait plusieurs amis, dont jâomets les noms, afin que les rares lecteurs de mon blog ne perdent pas leur temps avec des personnes qui ne figureront plus dans cette histoire. Il suffira de dire quâils avaient un physique, des capacitĂ©s et un tempĂ©rament fort variĂ©s. Lâun dâeux, grand clown et clown de haute taille, nâavait mĂȘme pas besoin dâouvrir la bouche pour nous faire rire avec les expressions de son visage dessinĂ©es par un nez et des yeux de toucan. Un autre portait des vĂȘtements amidonnĂ©s et mettait de la brillantine dans ses cheveux bien coiffĂ©s, je mâefforçais de lâimiter quand jâattendais Ă la maison la visite dâune des amies de tante Francisca, bien plus ĂągĂ©e que moi et Ă qui jâespĂ©rais pouvoir faire la cour. Un autre encore Ă©tait un Noir qui aimait exhiber ses vastes connaissances en matiĂšre de gros mots, Ă mon grand Ă©tonnement il pouvait nommer dâune dizaine de mots diffĂ©rents le sexe des hommes et des femmes et il dessinait Ă la craie sur le sol en ciment un triangle entourĂ© de traits, comme des rayons, Câest une chatte, disait-il. Un jour, lâinstitutrice a remarquĂ© un de ces dessins par terre, elle a demandĂ© qui en Ă©tait lâauteur et je me suis dit que ce croquis reprĂ©sentait dâune façon digne de foi le sexe des femmes, puisque mĂȘme lâinstitutrice lâavait reconnu. Il y avait aussi un type violent, toujours prĂȘt Ă chercher querelle, qui donnait des surnoms Ă tout le monde et qui mâa criĂ© un jour, Viens ici, Joli, en faisant un geste avec ses doigts comme sâil appelait un chiot, je lui ai flanquĂ© une gifle en pleine figure, je lâai jetĂ© Ă terre, nous nous sommes empoignĂ©s et salis de boue, il saignait du nez et sa chemise Ă©tait dĂ©chirĂ©e, et au lieu que ce soit lui qui doive sâexpliquer, câest moi qui fus convoquĂ© dans le bureau de la directrice. Je nâai pas oubliĂ© le petit gros nerveux et effĂ©minĂ© qui aimait rĂ©citer des poĂšmes en roulant des yeux et en gesticulant exagĂ©rĂ©ment, ni le patapouf avec une voix de baryton qui chantait dans les fĂȘtes de lâĂ©cole, un excellent Ă©lĂšve dans toutes les matiĂšres qui Ă©tait le chouchou de la maĂźtresse, laquelle passait son temps Ă le protĂ©ger et Ă le fĂ©liciter. Jâai encore des nouvelles de celui-lĂ , il est devenu avocat. Mon meilleur ami Ă©tait un as en matiĂšre de sport, vigoureux, de haute taille, avec un visage large et de grandes oreilles, qui venait toujours me chercher pour jouer au foot lâaprĂšs-midi. Je me mĂ©fiais de tous, sauf de lui. Il est ingĂ©nieur et habite Ă GoiĂąnia. Je ne me souviens pas des autres. Quant Ă moi, jâĂ©tais un gamin des rues et je me distinguais juste par ma connaissance des avenues de la ville et par le fait que jâĂ©tais le plus jeune de tous. MĂȘme si je nâĂ©tudiais pas, je nâĂ©tais pas un des plus mauvais Ă©lĂšves de la classe et je pleurais en cachette quand tante Francisca se lamentait de mes notes en regardant mon bulletin.
Le lecteur du blog qui a protestĂ© contre ce nouveau paragraphe constatera que jâai procĂ©dĂ© Ă la majeure partie de la rĂ©vision quâil a recommandĂ©e. Je suis dâaccord sur le fait que je nâai pas besoin de rentrer dans les dĂ©tails de mon imagination dâenfant quand il sâagit du sexe des femmes, surtout si je ne rĂ©ussis pas Ă en parler avec dĂ©licatesse. Je laisse cependant une observation fondamentale : comme dans les campements de la Velhacap il y avait davantage de familles, je voyais plus de femmes et de jeunes filles dans la rue que dans la Cidade Livre. Ă cause de la fille aux nattes noires qui passait sur une bicyclette dâhomme, je caraissais le rĂȘve dâavoir une bicyclette. Si je pĂ©dalais Ă cĂŽtĂ© dâelle sur lâAvenue Centrale de la Cidade Livre, elle me regarderait avec ses yeux noirs et me sourirait, je lâembrasserais tellement elle Ă©tait jolie, elle serait ma premiĂšre amoureuse. Je demandai alors une bicyclette en cadeau Ă papa ; jâirais seul Ă lâĂ©cole Ă bicyclette et je rencontrerais la fille aux nattes, jâavais entendu dire que les femmes jouissaient en frottant leurs parties gĂ©nitales sur la selle des bicyclettes, et je serais Ă cĂŽtĂ© dâelle, pĂ©dalant, pĂ©dalant, elle me sourirait de nouveau, nous descendrions de vĂ©lo et nous nous embrasserions passionnĂ©ment comme dans les films que tante Francisca mâinterdisait de voir.
Quand jâavais de bonnes notes, je redemandais Ă papa une bicyclette en cadeau, cadeau qui nâarrivait jamais, mais en revanche papa me rĂ©compensait en mâemmenant le dimanche aux radio-crochets Ă Radio Nacional oĂč, dans une salle comble, nous assistions Ă des reprĂ©sentations, ou alors nous allions voir un match de foot et nous Ă©tions les supporters du GuarĂĄ, Ă©quipe qui disputait des championnats avec plusieurs autres portant le nom dâentreprises de construction, et aprĂšs le match nous regardions un film au cinĂ©ma BrasĂlia, situĂ© dans le bloco du milieu , ou encore au cinĂ©ma de la Comtesse ou au cinĂ©ma Bandeirante, au-delĂ du marchĂ© et prĂšs dâune des extrĂ©mitĂ©s de la ville.
Ă lâextrĂ©mitĂ© opposĂ©e, dĂ©jĂ un peu Ă lâĂ©cart de la ville, se trouvait un lieu que jâavais du mal Ă imaginer car tante Francisca mâavait strictement interdit dâen approcher. Je savais que papa frĂ©quentait parfois ce quartier de la prostitution, connu sous le nom de Placa da Mercedes, et quâil Ă©tait devenu lâassociĂ© dâun moustachu corpulent qui faisait des affaires lĂ -bas. Comment peux-tu frĂ©quenter un type pareil ? lui avait dit un jour tante Francisca dâun ton de reproche, Ăa fait longtemps quâil a abandonnĂ© son bordel, Francisca, il a une affaire de construction, Hum, je trouve ça louche. Je pressentais que tante Francisca avait raison et je dĂ©couvris plus tard que cet individu, dans une des versions possibles, avait participĂ© dâune certaine façon Ă lâassassinat de Valdivino, si assassinat il y avait eu.
….
Tante Matilde est arrivĂ©e de la rue, elle Ă©tait sortie avec son fiancĂ© Roberto, un ingĂ©nieur, ami de papa, tout le monde dormait dĂ©jĂ , elle a ouvert la porte tout doucement, Ă©vitant de faire du bruit et elle est apparue dans mon champ de vision comme un rĂȘve dans lâobscuritĂ© de la piĂšce de lâautre cĂŽtĂ© du buffet. Jâai entendu le bruit que faisaient ses mains en tirant sur sa jupe trĂšs moulante, jâai examinĂ© lentement sa silhouette de bas en haut, ses chaussures rouge foncĂ© Ă talons trĂšs hauts et Ă bouts pointus dont Ă©mergeaient des bas de soie couvrant ses jambes longues et bien galbĂ©es, et sa jupe commençait Ă glisser en comprimant ses fesses. Avait-elle remarquĂ© mes yeux entrouverts ? Je suis restĂ© immobile, me bornant Ă ajuster la direction de mon regard et de ma tĂȘte pour mieux voir la danse de son corps qui faisait des pas en avant et en arriĂšre comme dans un quadrille, tantĂŽt montrant son ventre, tantĂŽt son dos, jâavais peur quâelle nâentende ma respiration haletante, parfois une partie de son corps disparaissait de lâautre cĂŽtĂ© du meuble de la radio et je devais me contorsionner pour voir les ombres lĂ©gĂšres dâun autre vĂȘtement tombant de son corps, ses cuisses entraient et sortaient de mon champ de vision, jâai vu ses bras levĂ©s vers le plafond en train de retirer sa blouse et alors sa taille fine sâest montrĂ©e, puis câĂ©taient ses hanches qui ont commencĂ© un jeu de cache-cache, rien que pour me provoquer, Reste nue, entiĂšrement nue pour moi, tante Matilde ! ai-je criĂ© silencieusement dans mon dĂ©lire, et soudain, libĂ©rĂ©es des vĂȘtements qui les enserraient, ses hanches sâĂ©largissaient, jâai promenĂ© mon regard sur ses cuisses Ă©paisses qui sâeffilaient en jambes fines, comme les meubles, et elle Ă©tait dĂ©jĂ pieds nus, ses chaussures jetĂ©es dans le coin droit de la salle, elle se penchait maintenant pour les ramasser et les deux montagnes de ses fesses sâĂ©levaient majestueusement devant moi, jâai retenu mon souffle, mais jâai ouvert bien grands les yeux pour regarder ce cul qui sâarrondissait encore plus sous lâeffet de mon dĂ©sir, Chut ! Jâai vu tante Matilde nue devant moi, un doigt sur les lĂšvres, me disant de ne pas faire de bruit, chuchotant, Ne regarde pas, mon garçon, et de grosses cuisses sâapprochaient de moi, mes yeux Ă©taient rivĂ©s sur la tache sombre du sexe, sur les seins que le corps inclinĂ© de tante Matilde mâoffrait, Chut ! A-t-elle rĂ©pĂ©tĂ©, ma colonne vertĂ©brale tremblait, mon coeur battait fort, je sentais lâodeur du parfum de tante Matilde, nue, entiĂšrement nue, devant moi, et si papa se rĂ©veillait ? Si tante Francisca apparaissait Ă cette heure dans la salle, au moment oĂč tante Matilde nue, complĂštement nue, se penchait sur moi avec ses seins opulents ? Mais papa et tante Francisca dormaient et le silence de la maison Ă©tait seulement brisĂ© par ma respiration. Je me suis assis, jâai ouvert les yeux, jâai vu de trĂšs prĂšs les grandes cuisses blanches de tante Matilde accroupie, ses genoux frĂŽlaient maintenant le matelas, mes yeux Ă©taient Ă©carquillĂ©s comme sâils voulaient lire, apprendre et ne jamais plus oublier un seul millimĂštre de ce corps, Chut ! DĂ©concertĂ©, je me suis frottĂ© les yeux, Ă prĂ©sent tante Matilde Ă©tait encore plus prĂšs, jâai senti plus fortement lâodeur de sa peau, lâair rarĂ©fiĂ© et alors les seins pointus de tante Matilde ont frĂŽlĂ© mon visage, montant et descendant, haletant, jâai senti une odeur dâalcool, tante Matilde semblait joliment effrayĂ©e, ses cheveux dĂ©faits retombaient sur ses Ă©paules. JâĂ©tais nul, je voulais agripper tante Matilde, lâattaquer comme un lion furieux, attraper son sexe, sucer avidement ses nichons qui pointaient vers mes lĂšvres, elle Ă©tait sauvagement belle, je me suis assis sur le matelas et je lâai regardĂ©e craintivement ; je lâai regardĂ©e et regardĂ©e, mon regard traversant la grisaille de la nuit, câĂ©tait la premiĂšre fois que je voyais une nuditĂ© aussi vaste de si prĂšs, tante Matilde sâest Ă©cartĂ©e, sâest remise debout, ses cuisses se sont dressĂ©es, longues comme des arbres, puis de nouveau, soudain, elle sâest inclinĂ©e au-dessus de moi, a placĂ© mes mains sur ses nĂ©nĂ©s et mâa chuchotĂ©, Câest ça que tu veux, nâest-ce pas, petit garnement vicelard, câest ça, nâest-ce pas ? Elle a attirĂ© ma tĂȘte avec force sur ses seins et mâa ordonnĂ©, Allez, suce ! Mes lĂšvres ont Ă peine frĂŽlĂ© les pointes de ses gros seins, du lait allait-il sortir de ces mamelles ? VoilĂ ce qui mâest venu Ă lâesprit, mais je nâai pas eu de courage et je suis restĂ© Ă©veillĂ© cette nuit-lĂ , regrettant lâabsence des seins de tante Matilde et le goĂ»t du pĂ©chĂ©. Le matin, tante Matilde mâa dit dâun ton sĂ©vĂšre, Si tu tâavises de raconter ce que tu as fait Ă ton pĂšre, tu tâen repentiras. Je nâavais rien fait et je nâavais absolument pas lâintention de rien raconter de tout ça Ă papa, mais je savais que jâavais pĂ©chĂ©, que je mâĂ©tais initiĂ© au mal et quâune punition terrible mâattendait, jâespĂ©rais avoir le temps de recevoir le pardon du curĂ© avant de mourir et aussitĂŽt lâenfer mâapparaissait, avec ses cavernes, ses serpents sâenroulant autour de mes jambes, ses chaudiĂšres avec leurs Ă©normes flammes qui me consumaient, les dĂ©mons touillant des chaudrons avec leurs tridents de fer chauffĂ©s au rouge, une culpabilitĂ© immense brĂ»lait aussi fort que ce feu et mâenvahissait, je me souvenais de ce que racontaient les copains quand nous sortions du catĂ©chisme, de lâhostie se transformant en un bout de viande sanguinolente en sâapprochant de la langue dâun pĂ©cheur, la colĂšre de Dieu punissant ceux qui communiaient sans se confesser et qui pouvait se manifester sous des formes encore plus terribles, comme dans le cas du garçon qui avait Ă©tĂ© Ă©crasĂ© par un tracteur.
Le dimanche suivant, dans le confessionnal de lâĂ©glise SĂŁo JoĂŁo Bosco, jâomis de raconter au PĂšre Roque, dâune voix trĂšs basse, les dĂ©tails les plus peccamineux : « Jâai vu tante Matilde⊠» Jâallais dire « nue », mais le curĂ© trouva mon hĂ©sitation suffisante pour que je rĂ©cite plusieurs Je-vous-salue-Marie, grĂące auxquels Dieu pardonna mes divers pĂ©chĂ©s, celui de la vue, celui du toucher, celui du goĂ»t et surtout celui de lâimagination.
…
Le jour de la mort de Valdivino, si tant est quâil soit effectivement mort, je dus rester Ă la maison toute la matinĂ©e et une grande partie de lâaprĂšs-midi. Je nâallai mĂȘme pas sur les avenues, que je supposais dĂ©sertes. Je crois que ce fut cet aprĂšs-midi-lĂ â quand papa arriva inquiet et me montra le trou oĂč il enterrait ses papiers â que pour la premiĂšre fois jâenvisageai dâĂȘtre journaliste et dâĂ©crire sur lâĂ©poque de la Cidade Livre, et ce fut dâune volontĂ© comme celle de SayĂŁo, dâun vent et dâune force, que les mots avec lesquels je pus me souvenir de ce temps-lĂ surgirent, lâun aprĂšs lâautre, arrachĂ©s au silence et Ă un vide profond, comme une crĂ©ation sortie du nĂ©ant, de lâincertitude, de lâignorance, de la dette, de la culpabilitĂ©, dâun manque. Je ne voulais rien dire, car la mĂ©moire ne veut rien dire, elle se borne Ă dire au milieu de lâoubli et de ce quâelle sâefforce dâocculter, et donc il nây a rien Ă interprĂ©ter â les mots, comme les souvenirs, sont ce quâils sont et rien de plus. En me regardant dans le miroir du passĂ© oĂč parfois je ne me reconnais pas, je nâinvente rien, jâĂ©cris simplement le rĂ©cit de ce que jâai vĂ©cu, qui reste comme un tĂ©moignage, parmi les nombreux qui peuvent exister, pour composer le tableau dâune Ă©poque.
AprĂšs des mois dâapprentissage avec tante Francisca, jâavais enfin rĂ©ussi Ă jouer de lâaccordĂ©on en ce lointain aprĂšs-midi de 1960. Je lâai emportĂ© sur lâAvenue Centrale Ă lâheure oĂč un grand soleil rouge effleurait dĂ©jĂ lâhorizon, je me suis assis sur un petit banc en plein air, Typhon qui mâa suivi sâest couchĂ© Ă mes pieds, jâai commencĂ© Ă jouer. Plusieurs personnes se sont assemblĂ©es autour de moi et se sont mĂȘme mises Ă danser. Tous Ă©taient joyeux et dansaient, sauf papa et tante Francisca. Tante Matilde est arrivĂ©e, elle mâa souri et a dit, Ce garçon nous donnera beaucoup de soucis ! Un vent fort soufflait, enflant la jupe de tante Matilde, et lâair prenait une transparence orangĂ©e. CâĂ©tait encore la saison des pluies, les vents venaient donc du nord et pas de lâest et du sud-est comme en Ă©tĂ© et un lisĂ©rĂ© de boue rouge maculait nos bottes et nos souliers sur ces vastes Ă©tendues qui un jour seraient peut-ĂȘtre vertes.
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